Discours prononcé par François de Neufchâteau à l'ouverture de l'exposition des produits de l'industrie française. Le ministre de l'Intérieur insiste sur l'importance de cette nouvelle manifestation annuelle. Il s'agit de susciter l'émulation en général et d'élever les "arts mécaniques" qui concourent à la prospérité de la nation.
Ce discours décrit la démarche du gouvernement pour la promotion des "arts utiles"; il sert aussi à expliquer le projet d'exposition des produits de l'industrie.
Le ministre et le cortège ont fait le tour de l'enceinte
consacrée à l'exposition
et, comme le temple à l'Industrie n'était point terminé,
le ministre s'est placé sur le tertre du Champ-de-Mars; il y a
prononcé le discours suivant, à la suite duquel la musique a
exécuté un air patriotique.
"Citoyens,
Ils ne sont plus ces temps malheureux, où l'industrie
enchaînée osait à peine produire le fruit de ses
méditations et de ses recherches; où des règlement
désastreux, des corporations privilégiées, des entraves
fiscales, étouffaient les germes précieux du génie;
où les arts, devenus en même temps les instruments et les victimes
du despotisme, lui aidaient à appesantir son joug sur tous les citoyens,
et ne parvenaient au succès que par la flatterie, la corruption et les
humiliations d'une honteuse servitude.
Le flambeau de la liberté a lui, la république s'est assise sur
des bases inébranlables; aussitôt l'industrie s'est
élevée d'un vol rapide, et la France a été couverte
des résultats de ses efforts. Les agitations politiques,
inséparables des circonstances, des guerres intérieures et
extérieures, telles que les annales du monde n'en offrent point
d'exemples, des fléaux et des obstacles de tous les genres, se sont en
vain opposés à ses progrès; elle a triomphé des
factions, des circonstances, de la guerre; elle a vaincu tous les obstacles, et
le feu sacré de l'émulation a constamment agrandi la
sphère de son activité.
O vous, qui douteriez encore des avantages inestimables d'un gouvernement
libre, fondé sur la vertu et l'industrie, parcourez tous les
départements qui s'honorent d'appartenir à la grande nation;
comparez les produits de leur agriculture avec ceux qu'ils donnaient sous
l'influence du despotisme; comptez les ateliers nombreux qui se sont
élevés du sein des orages, et même sans espoir apparent de
succès, et dites-nous ensuite si la richesse du peuple n'est pas une
conséquence nécessaire de la liberté; dites-nous, si vous
le pouvez, quelles seront les bornes de l'industrie française,
lorsqu'elle pourra se livrer à toute son énergie, lorsque les
canaux du commerce seront rouverts, lorsqu'elle se verra ombragée par
l'olivier de la paix.
La paix! ce mot chéri retentit dans tous les coeurs; mais, si le
gouvernement ne néglige aucun moyen de vous la procurer, en conciliant
la gloire de la nation et les intérêts de l'humanité; s'il
est convaincu que la prospérité de la république doit
avoir pour bases l'agriculture, les manufactures et le commerce, il vous
appartient peut-être plus qu'à lui, artistes républicains,
de hâter le moment où vous pourrez jouir de ses bienfaits.
Parmi les nations policées, les arts seuls peuvent consolider la
victoire et assurer la paix. Les ennemis les plus acharnés de la
république, vaincus et humiliés par la valeur de nos
frères d'armes, se consolent quelquefois en se repaissant de la folle
espérance de faire triompher leur industrie; c'est à vous de
détruire ce prestige, par l'efficacité de vos efforts; c'est
à vous de leur montrer que rien n'est impossible à des hommes
libres et éclairés; c'est à vous d'égaler et de
surpasser vos rivaux, et vous en avez les moyens. La nature, aussi
libérale pour le pays que vous habitez, qu'elle paraît avare pour
la plupart de ceux qui vous envient, est secondée encore par la forme de
votre constitution et par les lumières multipliées qui vous
environnent.
Il manquait peut-être un point central à votre émulation;
l'industrie, en dispersant ses produits sur la surface de la république,
ne mettait pas les artistes à portée d'établir des
comparaisons qui sont toujours, dans les arts, une source de perfectionnement;
d'ailleurs, le gouvernement lui-même pouvait craindre de laisser dans une
obscurité décourageante les talents distingués qui
honorent les départements les plus éloignés du lieu de sa
résidence.
C'est pour procurer aux artistes le spectacle nouveau de toutes les industries
réunies, c'est pour établir entre eux une émulation
bienfaisante, c'est pour remplir l'un de ses devoirs les plus sacrés,
pour apprendre à tous les citoyens que la prospérité
nationale est inséparable de celle des arts et des manufactures, que le
gouvernement a approuvé la réunion touchante à
l'inauguration de laquelle il m'a chargé de présider aujourd'hui,
et qu'il en fixé l'époque à celle de la fondation de la
république.
Ce spectacle en effet est bien vraiment républicain; il ne ressemble
point à ces pompes frivoles dont il ne reste rien d'utile.Les artistes auront enfin une occasion éclatante de se faire
connaître, et l'homme de mérite ne courra plus les risques de
mourir ignoré, après quarante ans de travaux.Tous les citoyens vont s'instruire et jouir à la fois, en venant
contempler ici l'exposition annuelle des fruits de l'industrie
française.
Les savants, les hommes de lettres viendront étudier eux-mêmes
les progrès de nos arts; ils auront enfin une base pour asseoir la
technologie ou la théorie instructive des arts et des métiers.
Cette science était presque entièrement ignorée, quand
l'Encyclopédie en traça la première ébauche. Ce
sont des écrivains français qui ont jeté les fondements de
cette étude intéressante. Il est réservé à
la France d'en réunir tout le système et d'en faire un objet
d'enseignement public: peu de connaissances humaines sont plus dignes de cet
honneur.
En effet, la technologie ouvre à l'esprit un champ bien vaste.
L'économie rurale, la minéralogie pratique, tirent du sein de la
nature des matières premières que les arts et métiers
savent approprier à l'usage des hommes et aux divers besoins de la
société. Ces besoins sont la nourriture, le vêtement, le
logement; mais les arts ne s'en tiennent pas à ce qui pourrait
être strictement nécessaire pour y pourvoir à la rigueur.
S'ils s'étaient bornés là, la vie humaine aurait
été bien triste et bien sauvage. Pour mieux répondre
à nos désirs, et pour nous rendre heureux par nos propres
besoins, les arts étendent leur carrière; ils embellissent leurs
produits; ils mettent tour à tour à contribution les trois
règnes de la nature et les quatre parties du monde. Ils joignent
l'élégance à la commodité; et nos puissances
varient, et nos goûts sont flattés, en même temps que nos
besoins se trouvent satisfaits.
Ces arts, que l'idiome de l'ancien régime avait cru avilir en les
nommant arts mécaniques, ces arts abandonnés longtemps à
l'instinct et à la routine, sont pourtant susceptibles d'une
étude profonde et d'un progrès illimité. Bacon regardait
leur histoire comme une branche principale de la philosophie. Diderot
souhaitait qu'ils eussent leur académie; mais que le despotisme
était loin d'exaucer son voeu! qu'il était loin de le comprendre!
Il n'envisageait dans les arts que des esclaves d'un vain luxe, et non des
instruments du bonheur social. Aussi le plupart de ces arts sont restés
dans l'enfance, parce qu'on les a méprisés. Cependant l'industrie
est fille de l'invention, et soeur du génie et du goût. Si la main
exécute, l'imagination invente, et la raison perfectionne. Les arts les
plus communs, les plus simples en apparence, s'éclairent au foyer de la
lumière des sciences; et les mathématiques, la physique, la
chimie, le dessin, appliqués aux arts et métiers, doivent guider
leurs procédés, améliorer leurs machines, simplifier leurs
formes, et doubler leurs succès en diminuant leur main-d'oeuvre.
Ah! rendons enfin aux artistes la justice qui leur est due! que les arts
nommés libéraux, bien loin d'affecter sur les autres une injuste
prééminence, s'attachent désormais à les faire
valoir! Que l'éducation publique fasse connaître à nos
enfants la pratique et la théorie des arts les plus utiles, puisque
c'est de leur exercice que notre constitution fait dépendre sagement
l'admission des jeunes gens au rang de citoyens(1)! que tous les ans ce temple,
ouvert à l' industrie par les mains de la liberté,
reçoivent de nouveaux chefs d'oeuvres! qu'une émulation active,
animant à la fois tous les points de la république, engage les
artistes, les fabricants en tous les genres, à venir disputer l'honneur
de voir distinguer leurs ouvrages et d'entendre leurs noms retentir dans la
fête auguste qui ouvre solennellement l'année républicaine!
que, pour mériter ces honneurs, ils tâchent à l'envi de
perfectionner les produits de leur industrie; qu'ils s'efforcent de leur donner
le caractère simple, la beauté des formes antiques et un fini
plus précieux, un lustre plus parfait encore que celui dont se vantent,
avec tant d'affectation, les manufactures anglaises! Français
régénérés, vous avez à la fois des
modèles à surpasser et des rivaux à vaincre! Si les
nations les plus libres sont nécessairement les plus industrieuses,
à quel degré de gloire et de prospérité ne
s'élèveront pas les arts vraiment utiles, chez un peuple qui a
voulu qu'on ne pût être citoyen sans exercer un de ces arts, et
avec un gouvernement qui s'honore lui-même de l'éclat qu'il se
plaît à répandre sur eux!
LeDirectoire exécutif a vu avec peine que le temps n'ait pas permis,
cette année, de donner à cette cérémonie
intéressante l'appareil et la solennité dont elle est
susceptible; mes yeux cherchent en vain, dans cette enceinte, les produits de
l'industrie d'un grand nombre de départements qui à peine ont pu
recevoir l'annonce de ce concours nouveau dans les fastes politiques de
l'Europe. Mais si cette idée vraiment patriotique a pu exciter quelques
regrets parmi ceux qui sont dans l'impossibilité de concourir à
son exécution; si ceux mêmes qui sont assez heureux pour y
concourir regrettent n'avoir pas été prévenus plus
tôt, et de ne pas offrir à l'estime publique des produits plus
parfaits, le but du gouvernement est rempli. L'an VII de la république
montrera, dans son cours, tout ce que peut l'émulation sur un peuple
libre et ami des arts.
Vous qui les cultivez avec tant de succès, secondez les efforts
constants d'un gouvernement paternel; vos intérêts sont les siens:
les arts ne peuvent régner qu'avec la liberté: vous êtes
les ennemis les plus dangereux pour les ennemis de la république; les
victoires de l'industrie sont des victoires immortelles.
Réunissez donc tous vos moyens, toute votre activité pour
présenter à l'Europe étonnée, à la fin de
l'année qui va s'ouvrir, le spectacle le plus imposant et le plus
auguste que puisse donner un peuple civilisé. Que dès le mois de
messidor, il parvienne de tous les départements, des échantillons
de toutes les espèces d'industrie, que le gouvernement soumettra
à l'examen d'un jury, et qui ne seront admis à l'exposition
qu'après cet examen. Que cette admission soit déjà un
honneur dont les manufacturiers français soient jaloux, et que les
couronnes, décernées ensuite le premier vendémiaire par le
Directoire exécutif, soient la récompense la plus flatteuse
à laquelle un républicain puisse aspirer!
Pour moi, citoyens, celle qui touche le plus mon coeur, celle qui excite
toute ma sensibilité, je la trouve dans la mission honorable qui m'est
aujourd'hui confiée par le Directoire, et si j'ai pu réussir
à vous pénétrer de ses véritables sentiments et de
sa bienveillance pour les arts, si j'ai pu vous inspirer ceux qui m'animent, si
j'ai pu augmenter encore et éclairer votre amour pour la
république, ce jour sera le plus beau de ma vie.
Le ministre de l'intérieur,
François ( de Neufchâteau).
Le ministre et le cortège sont retournés à la maison du
Champ-de-Mars dans l'ordre précédemment observé.
(1) les jeunes gens ne peuvent être inscrits sur le registre civique,
s'ils ne prouvent qu'ils savent lire et écrire, et exercer une
profession mécanique.
(Constitution titre ii art xii.)
Paris, le 9 fructidor an 6 de la République française, une et indivisible.
"Citoyens, au moment où l'anniversaire de la fondation de la République embellissant nos fêtes nationales des plus glorieux souvenirs, va rappeler à tous les Français et les plus grands événements qui la préparèrent, et les triomphes qui l'ont affermie, pourrions-nous oublier dans les témoignages de notre reconnaissance les arts utiles qui contribuent si puissamment à sa prospérité? Ces arts qui nourrissent l'homme, qui fournissent à tous ses besoins, et qui ajoutent à ses facultés naturelles par l'invention et l'emploi des machines, sont à la fois le lien de la société, l'âme de l'agriculture et du commerce, et la source la plus féconde de nos jouissances et de nos richesses. Ils ont été souvent oubliés, et même souvent avilis; la liberté doit les venger. La France républicaine est devenue l'asile des beaux- arts, et grâces au génie de nos artistes et aux conquêtes de nos guerriers, c'est désormais dans nos musées que l'Europe viendra en prendre les leçons. La liberté appelle également les arts utiles en allumant le flambeau d'une émulation inconnue sous le despotisme, et nous offre ainsi les moyens de surpasser nos rivaux et de vaincre nos ennemis.
Le gouvernement doit donc couvrir les arts utiles d'une protection particulière; et c'est dans ces vues qu'il a cru devoir lier à la fête du premier Vendémiaire, un spectacle d'un genre nouveau, l'exposition publique des produits de l'industrie française.Il eût été à désirer sans doute que le temps eût permis de donner à cette solennité vraiment nationale une étendue et un éclat dignes de la grandeur de la République; mais le gouvernement connaît le zèle des fabricants industrieux qui honorent leur pays. Il espère qu'ils s'empresseront de concourir à l'embellissement de la fête qu'il a conçue. Cette fête se renouvellera toutes les années. Toutes les années, elle doit acquérir plus d'ensemble et plus de majesté. Un emplacement décoré, sûr et abrité, fourni par le gouvernement, recevra les fabricants français et les produits de leur industrie qu'ils voudront y exposer à l'estime et à la vente qui ne peut manquer d'en être la suite. L'exposition aura pour époque et pour durée les cinq jours complémentaires. Un jury, nommé par le gouvernement, parcourra les places attribuées à chaque industrie, et choisira, le cinquième jour, les douze fabricants manufacturiers qui lui auront paru mériter d'être offerts à la reconnaissance publique, dans la fête du premier Vendémiaire.
......
Tous les départements doivent être jaloux de concourir à cette fête de l'industrie nationale, et faire leurs efforts pour qu'elle devienne tous les ans plus riche et plus brillante. Les Français ont étonné l'Europe par la rapidité de leurs exploits guerriers: ils doivent s'élancer avec la même ardeur dans la carrière du commerce et des arts de la paix.
Salut et fraternité.
François ( de Neufchâteau).