Collaboration dans un environnement virtuel 3D : influence de la distance à l'objet référencé et du 'view awareness' sur la résolution d'une tâche de 'grounding'


3. La Réalité Virtuelle

" The physical world, the thing on the other side of your sens organs, is received through these five holes, the eyes, and the ears, and the nose, and the mouth, and the skin. They're not holes, actually, and there are many more senses than five but that's the old model, so we'll just stick with it for now. "
Jaron Lanier

C'est en 1986 que Jaron Lanier (Heim, 1995) présenta le terme 'réalité virtuelle' au conscient collectif. Quelque temps après, il décrira la 'réalité virtuelle' comme étant une réalité synthétisée partageable avec d'autres personnes, que nous pouvons appréhender par nos sens, et avec laquelle nous pouvons interagir, le tout par l'intermédiaire d'artefacts informatisés :

We are speaking about a technology that uses computerised clothing to synthesise shared reality. It recreates our relationship with the physical world in a new plane, no more, no less. It doesn't affect the subjective world ; it doesn't have anything to do directly with what's going on inside your brain. It only has to do with what your sense organs perceive. (Lanier, 1988)

Cette définition de la réalité virtuelle est de nos jours encore quelque peu visionnaire, autant de par les technologies qu'elle implique, que par la phénoménologie du vécu subjectif qu'elle suppose. A l'heure actuelle, dans la majorité des cas, des écrans d'ordinateurs et des souris remplacent les habits informatisés, et c'est seulement dans de rares laboratoires que l'on peut trouver des Head Mount Display [ note 4 ] et des Data Glove [ note 5 ] . La définition suivante nous semble donc plus actuelle :

VR is an advanced human-computer interface that simulates a realistic environment and allows participants to interact with it. (Ellis, 1994)

Le réalisme qu'évoque Ellis varie à vrai dire en fonction des critères de puissance de calcul des ordinateurs, des possibilités des logiciels et langages de programmation utilisés, et des choix de conception de la RV.

Mais le soucis du réalisme risque d'occulter d'autres aspects tout aussi importants de la RV. En effet, la tendance générale est de considérer la RV comme une imitation de la réalité physique, l'accent étant mis sur une sorte de mimétisme de l'environnement physique grâce aux technologies florissantes de la 3D. L'industrie des jeux vidéo 3D en est un bon exemple. Mais la RV ne se limite pas à proposer des copies numériques de notre quotidien. Il n'y a pas une RV mais une multitude de RV (en fait autant qu'il en a été conçues) et elles peuvent revêtir des formes aussi diverses que concevable, ce que Lanier exprime bien :

There's simply no need for one unified paradigm for experiencing the physical world, and there's no need for one in Virtual Reality either. Virtual Reality is not like the next way computers will be ; it's much much broader than the idea of a computer. A computer is a specific tool. Virtual Reality is an alternate reality and you shouldn't carry over into Virtual Reality the limitations that are necessary for computers to make sense. (Lanier, 1988)

Il est important de noter que la RV reste avant tout une construction mentale de l'observateur face aux stimulations sensorielles qui lui sont fournies par les artefacts technologiques. Les modes de représentations utilisés pour suggérer la RV n'impliquent pas forcément des représentations en 3D. Des modes de représentations tels que des images en 2D ou du texte, suffisent à plonger l'utilisateur dans des RV. Dans le dernier cas on parlera alors de 'réalité virtuelle textuelle' (en anglais, 'text based VR'). Les MOO [ note 6 ] et les MUD en sont les représentants principaux.

Le souci de réalisme des RV à une autre implication directe. Bien que les progrès de la technologie informatique améliorent jour après jour le réalisme des RV, la correspondance terme à terme entre le vécu de la réalité physique et le vécu de la RV n'est pas envisageable pour l'instant. Cette dernière est donc souvent décrite dans ce qu'elle offre de moins que la réalité physique. Mais la RV peut aussi être envisagée dans ce qu'elle offre de plus, c'est-à-dire ce que la réalité physique ne nous permet pas de vivre. La visualisation scientifique décrite plus loin dans cette section en est un exemple. La collaboration à distance en est un autre. Plus généralement, les usages pédagogiques de la RV mettent l'accent sur ces 'plus' afin d'arriver à leurs fins. D'ailleurs, pédagogiquement parlant, le fait que la RV soit perceptivement moins riche en raison des contraintes techniques que la réalité physique, n'est pas en soi une mauvaise chose. La richesse des détails visuels, bien que participant à l'immersion dans la RV, peut distraire l'étudiant du contenu à apprendre. La mise en évidence du contenu pédagogique est souvent plus important que l'esthétique de l'environnement.

3.1 Une taxinomie contextuelle du virtuel

Depuis son apparition en 1986 dans le langage, le terme générique 'réalité virtuelle' a donné naissance par dérivation conceptuelle à une série de termes originaux, tels que 'environnement virtuel' [ note 7 ] ou encore 'espace virtuel'.

Le terme original et ses dérivations, sont aujourd'hui couramment employés dans la littérature scientifique (et populaire), mais les définitions de chacun d'eux comportent souvent, d'un domaine scientifique à l'autre, des nuances, parfois importantes. Les chercheurs d'un domaine ne formulent pas forcément la même définition que ceux d'un autre domaine pour le même terme. Ce qui n'a à priori rien d'étonnant, l'usage d'un mot pouvant changer en fonction du contexte d'application. Ainsi la conception d'un informaticien ou d'un mathématicien de la RV, ne correspondra pas totalement à celle d'un psychologue. Et un psychologue des perceptions utilisant la RV dans ces expériences, ne la définira pas de la même manière qu'un psychologue s'intéressant à la collaboration par les RV.

Dans notre domaine, la psychologie de la collaboration médiatisée par les technologies dites nouvelles, la taxinomie du virtuel à ses propres définitions. Voyons rapidement lesquelles, afin d'établir une terminologie à laquelle nous allons souvent faire référence par la suite.

Réalité Virtuelle
Le terme 'réalité virtuelle' désigne donc des mondes alternatifs synthétisés par des ordinateurs, et avec lesquels nous interagissons par des technologies diverses. Il implique une immersion sensorielle, quelle qu'elle soit. C'est un terme générique, et nous l'utilisons dans ce sens. Quelques caractéristiques en ont été données dans les premiers paragraphes de ce chapitre.

Environnement Virtuel
Initialement le terme 'environnement virtuel' (en anglais, 'virtual environment') fut introduit par les chercheurs du MIT au début des années 1990 comme synonyme de 'réalité virtuelle' (Heim, op.cit.), avec l'intention évidente de ne pas se lancer dans des considérations philosophiques propre au concept de 'réalité'. Pour nous, ce terme met l'accent d'une part sur le côté artificiel et intentionnel du système informatique considéré, i.e. celui-ci étant construit avec une ou des fonctions précises, et d'autre part sur une composante sociale de celui-ci. Ainsi un 'environnement virtuel' est un système de RV permettant à un ou plusieurs utilisateurs d'accomplir certaines tâches avec l'impression d'être dans un cadre spécifique, i.e. un lieu virtuel, prévu à cet effet.

Espace Virtuel
L'espace virtuel est le lieu suggéré par la RV, quels que soit la métaphore et le mode de représentation qui la sous-tendent. Il implique une certaine organisation spatiale, relation topologique entre différents objets, objets et utilisateurs, ou encore la coprésence de plusieurs utilisateurs dans un même lieu virtuel. Dans cette optique l'espace virtuel est une construction psychique des utilisateurs, bâtie sur la représentation donnée de la RV et des interactions qui s'y déroulent.

3.2 Réalité virtuelle mono-utilisateur vs multi-utilisateurs

Une distinction qui nous semble importante à effectuer maintenant, est la différence entre les 'RV mono-utilisateur' et les 'RV multi-utilisateurs'. Les premières sont destinées à être vécues seules et les secondes par plusieurs personnes. Cette distinction crée deux types de RV. Mais une RV n'en est pas plus ou moins une, selon qu'elle est vécue uniquement par un individu, ou au contraire par un groupe. Dans une RV mono-utilisateur, un utilisateur peut 'vivre' et interagir avec elle. Dans une RV multi-utilisateurs, l'autre (utilisateur) existe (qu'il soit directement visible ou non) et participe de ce fait au vécu subjectif de la RV. Dans une RV multi-utilisateurs une action d'un des utilisateur peut modifier la RV de manière à ce qu'elle change pour les autres.

3.3 Recherche et réalité virtuelle

Par la force des choses, la RV est devenue tant un objet de recherche scientifique qu'un moyen, à la disposition de celle-ci. Les prochains points synthétisent sous la forme de brèves présentations de recherches ou d'exemples, l'utilisation qu'est faite de la RV dans les domaines de recherche qui nous sont proche.

Visualisation scientifique
La RV peut servir à représenter des 'choses' que nos sens ne nous permettent pas d'appréhender. En utilisant la puissance de calcul des ordinateurs, la visualisation scientifique permet de matérialiser (surtout) visuellement des abstractions et des concepts. Roy Pea (1993) énumère quelques applications de la visualisation scientifique, en mettant l'accent sur ce que ces nouvelles représentations apportent à la modélisation et au raisonnement dans des domaines tels que l'ingénierie ou les mathématiques : visualisation et manipulation de structures moléculaires, visites 'virtuelles' de bâtiments avant leur construction, ou encore visualisation et interprétation de données numériques complexes.

Perception
En psychologie des perceptions, la RV peut être utilisée afin de contrôler les stimulations visuelles fournies au sujet. A titre d'exemple on peut citer le laboratoire de psychologie des perceptions de l'Université de Genève, qui étudie, entre autre, les indices visuels permettant l'estimation de la distance. Dans ce cas, l'intérêt de la RV réside principalement dans la possibilité à pouvoir manipuler les scènes visuelles et par la même contrôler expérimentalement les différents indices visuels présentés au sujet (Vianin, 1999). D'autres recherches s'intéressent par exemple au 'mal du simulateur' (en anglais, 'simulator sickness') résultant de la confrontation à des RV (Kolasinski, 1996).

Cognition spatiale
Une des questions centrales des chercheurs qui s'intéressent à la cognition spatiale, est de savoir comment des facteurs cognitifs affectent les représentations spatiales. Par exemple, un trajet est-il mieux ou moins bien appris si on l'effectue (comme le conducteur d'une voiture) ou si on le subit (comme le passager dans une voiture) ? Péruch et Gaunet (1998) soulignent que la littérature classique n'a pas vraiment permis de répondre à cette question, alors que l'utilisation d'EV, a permis de nouvelles expériences intéressantes. L'EV comme 'matériel expérimental' peut être construit sur mesure. Il permet en outre d'isoler la vision d'autres sens qui peuvent jouer un rôle dans la cognition spatiale, tels que l'audition, ou alors de mieux maîtriser leurs combinaisons.

Transfert
Une série de recherches s'intéressent aux possibilités de transfert dans la Réalité de connaissance spatiale acquise par entraînement dans des RV. Par exemple, des sujets qui ont pu explorer 'virtuellement' un étage d'un bâtiment entièrement 'reconstruit' sous la forme d'une RV pour les besoins de l'expérience, transferts leurs connaissances spatiales acquises et s'orientent par la suite mieux dans l'environnement réel (Witmer, Bailey, Knerr & Parsons, 1996). L'apprentissage d'un labyrinthe à l'aide d'une RV, est plus efficace que l'apprentissage du même labyrinthe à l'aide d'une carte (Waller, Hunt & Knapp, 1998). Cette possibilité de transfert de connaissance spatiale peut par exemple, servir à la préparation de pompiers qui doivent intervenir dans des lieux jamais visités (Bliss, Tidwell & Guest, 1997). Ces recherches mettent en évidence l'influence de divers facteurs sur la qualité du transfert obtenu. Ces facteurs sont entre autres, la durée de l'entraînement, l'ampleur du champ de vision, le taux de renouvellement des images (en angl. 'frame rate'), la résolution de l'image et la résolution des détails, les périphériques utilisés pour les déplacements dans la RV, et les informations proprioceptives que les utilisateurs reçoivent en retrour à leurs actions dans la RV. Par ailleurs, le degré de présence, c'est-à-dire la force du sentiment d'être présent dans la RV, influence aussi de manière importante la qualité du transfert. Le degré présence dépend de facteurs tels que, l'attention sélective, la cohérence des stimuli dans la RV, le nombre de sens stimulé, la richesse des interactions possibles dans la RV, et la réduction des distractions externes.

Apprentissage
L'utilisation de la RV dans le domaine de l'éducation peut être abordée en deux points. Premièrement, la RV offre des possibilités nouvelles en ce qui concerne la mise en scène du matériel pédagogique (Winn, 1993, cité par Youngblut, 1998) : le changement de la taille relative de l'étudiant face au matériel à étudier, permet par exemple de percevoir et manipuler une représentation d'un atome; la représentation d'informations que nos sens ne peuvent pas percevoir, permet par exemple l'étude de la radiation; la réification de notions abstraites, peut permettre la visualisation d'équations mathématiques. De plus, la RV peut être utilisée lorsque les ressources pédagogiques nécessaires sont physiquement difficiles d'accès, qu'elles comportent des risques pour l'organisme ou sont trop onéreuses. La présentation du matériel pédagogique sous la forme de RV permet alors de palier ces inconvénients. Dans ce sens, Kawanobe (1999) a développé un environnement pédagogique informatisé, faisant essentiellement appel à la RV afin de permettre à des étudiants l'apprentissage de la mécanique du système de direction d'un véhicule. Les étudiants peuvent d'une part manipuler les différentes pièces du système, afin de les observer sous tous les angles, monter et démonter le système, ou encore observer le fonctionnement du système en action. Il met en évidence l'efficacité de ce genre d'enseignement par rapport à un enseignement traditionnel en face-à-face de la même matière.
Deuxièmement, la RV offre de nouvelles perspectives pour la gestion de la relation pédagogique enseignant-étudiant. Les RV multi-utilisateurs permettent notamment de lever dans une certaine mesure les contraintes physiques, financières et temporelles, dans les cas ou les étudiants et les enseignants se trouvent séparés physiquement. Par ailleurs, l'utilisation d'agents intelligents dans une RV permet aussi de suppléer certaines tâches d'un enseignant, lorsqu'il n'est pas possible d'assurer une supervision individuelle de tous les étudiants bien que la tâche le demande. Dans cette optique, Rickel et Johnson (1999) ont mis au point une RV incorporant des agents 'intelligents' capables d'assurer le tutorat individuel d'étudiants apprenant la manipulation d'une turbine à gaz servant à la propulsion d'un navire. La RV en question est un environnement 3D dans lequel se trouve les différentes parties de la turbine, les éléments de contrôle de celle-ci, les étudiants ainsi que les agents. Ces agents 'intelligents' surveillent les étudiants en tenant compte de leurs positions dans l'environnement, de leurs regard, et de leurs actions. Ils peuvent aussi interpréter des commandes vocales émises par les étudiants. En fonction des besoins, les agents peuvent effectuer des démonstration d'actions, regarder et pointer des objets afin d'attirer l'attention des étudiants, et les guider à travers l'environnement.


Notes

note 4 : Head Mount Display : Casques munis de deux écrans miniatures placés tels les verres d'une lunette devant chacun des yeux, permettant notamment une vision stéréoscopique. [ retour txt ]

note 5 : Data Glove : Gants munis de capteurs mesurant les mouvements de la main et permettant après recodage l'interaction avec la réalité virtuelle. [ retour txt ]

note 6 : MOO et MUD : Les 'MUD' (en anglais, abréviation de 'Multi User Dungeon') sont des versions informatisées, textuelles et multi-utilisateurs des jeux de rôles tels que 'Donjon & Dragon'. Quand le paradigme de programmation est orienté objets, on parle alors de 'MOO' (en anglais, abréviation de 'MUD Object Oriented'). L'application des 'MOO' ne se restreint pas au ludique, ils sont en fait largement utilisés comme moyen de communication textuel synchrone. [ retour txt ]

note 7 : Nous utiliserons principalement l'abréviation 'EV' pour 'Environnement Virtuel'. La traduction anglaise du terme étant 'Virtual Environment', les citations en anglais comporteront le cas échéant l'abréviation 'VE'. [ retour txt ]


David J. P. Ott
Last modified: Fri Jan 14 18:39:46 MET 2000