Collaboration dans un environnement virtuel 3D : influence de la distance à l'objet référencé et du 'view awareness' sur la résolution d'une tâche de 'grounding'


4. Collaboration Assistée par Ordinateur

" What if technology could augment the process of collaboration with the ease that a pocket calculator augments computation? What new kinds of conversation and collaboration would occur? How would conversation and collaboration be different? What new insights into creativity and discovery would these new tools yield? "
Michael Schragge

Pour Roschelle et Teasley (1995) la collaboration est le processus qui consiste, d'une part à résoudre un problème à plusieurs, et d'autre part à construire et maintenir une représentation commune du problème.

Collaboration is a cooridnated, synchronous activity that is the result of a continued attempt to construct and maintain a shared conception of a problem. (Roschelle & Teasley, 1995)

Le fait d'avoir accès aux mêmes informations, au même écran (en angl. 'shared screen') dans le cas précis de la collaboration assistée par ordinateur, ne signifie pas que des collaborateurs partagent la même compréhension (en angl. 'shared understanding') du problème. D'après Roschelle et Teasley (op.cit.) la construction de cette représentation commune du problème requiert pour les collaborateurs les points suivants :

Il s'agit donc d'un processus qui ne se limite pas à une coopération (division du travail) mais implique une interaction et la construction soutenu et critique, car impliquant une évaluation constante de la compatibilité des différents points de vue, d'une représentation commune du problème.

Notre recherche s'intéresse à la collaboration assistée par ordinateur. A vrai dire le système informatique mis en place qui sert d'espace de travail aux sujets, ne leur facilite pas la tâche; en fait il la leur complique un peu. Mais (les sujets de l'expérience nous pardonnerons sûrement) il en est ainsi pour les besoins de l'expérience. Dans ce sens notre ECV expérimental ne correspond que de loin à ce que Roschelle (1995) appelle une technologie collaborative :

[...] a truly collaborative technology is one which allows participants to transform a shared experience that is lacking clear possibilities for action into an experience that can be routinely and meaningfully handled by their communitiy. (Roschelle, 1995)

Dans ce chapitre nous allons aborder différents points de vue théorique qui nous aiderons à mieux comprendre certains mécanismes participant au processus de collaboration. Dans la première partie (4.1 Le 'grounding') nous verrons de quelles manières des collaborateurs s'assurent tout au long d'une conversation, qu'ils partagent bien une base commune de connaissances dans laquelle ils peuvent puiser pour construire leur interaction. La deuxième partie (4.2 L'awareness) traitera de l'importance pour les collaborateurs de construire et maintenir une connaissance mise à jour de l'espace de travail, et des collaborateurs s'y trouvant, et par quels moyens ils y arrivent. Dans la troisième et dernière partie (4.3 L'espace virtuel comme support à la collaboration) nous nous appliquerons à décrire quelques propriétés de l'espace, utiles à la collaboration.

4.1 Le 'grounding'

La collaboration repose largement sur ce que l'on pourrait appeler une base commune (angl. 'common ground'). Cette base commune permet notamment à l'émetteur de formuler des messages qu'il pense être compréhensible par le récepteur.

If speakers are to tailor their messages to their addressees, they must have some expectations about what those addressees know and hence what might be part of common ground. These expectations about others' knowledge can come from several sources. One important source is the interactive dynamics of the communicative situation. […] over the course of a conversation speakers and hearers accumulate a body of shared knowledge that they draw on when formulating their subsequent messages. (Fussell & Krauss, 1992)

Par exemple, dans une conversation il est important de donner le même sens aux mots (i.e. une connaissance linguistique commune), sans quoi deux personnes ne pourraient pas se comprendre. Les partenaires de cette conversation vont aussi s'assurer que ce qui a été dit a été compris à un degré suffisant pour la situation. Ce critère de suffisance (en angl. 'grounding criterion') dépend de l'importance que revête la compréhension des éléments énoncés. En s'assurant de cette compréhension ils peuvent alors considérer la chose dite comme une contribution à leur base commune. Le 'grounding' est le processus collectif par lequel les partenaires tentent d'enrichir leur base commune (Clark & Brennan, 1991).

4.1.1 La contribution

Selon ces auteurs, une contribution à la base commune (le processus de 'grounding'), peut se diviser en deux phases : la phase de présentation et la phase d'acceptation. Dans la phase de présentation l'émetteur [ note 8 ] adresse un énoncé au récepteur avec l'attente de signaux de compréhension venant du récepteur (cf. 4.1.2 Les signes de compréhension). Dans la phase d'acceptation, le récepteur doit signaler qu'il a bien compris l'énoncé et l'émetteur doit reconnaître que le récepteur à bien compris la bonne chose. Pour les deux partenaires le contenu du message fait dès lors partie de leur base commune.

Relevons que la phase de présentation n'est à elle seule pas une contribution, i.e. elle ne suffit au 'grounding'. Pour qu'il y ait contribution il faut que la phase de présentation soit validée par la phase d'acceptation. En effet, à la fin de la phase de présentation le récepteur peut aussi bien avoir compris le message ou, à l'opposé, ne pas avoir remarqué que l'émetteur a énoncé quelque chose. Clark et Brennan (op.cit.) identifient quatre états de compréhension possible du récepteur à la fin de la phase de présentation :

Ce n'est que si le récepteur a compris l'énoncé de l'émetteur (état 3) et qu'il le lui signale que la contribution est effective, ce que relèvent bien Clark et Brennan (op.cit.) :

There is an essential difference, therefore, between merely uttering some words - a presentation - and doing what one intends to do by uttering them - a contribution. (Clark & Brennan, 1991)

Notons que le fait qu'une contribution soit effective ne signifie pas que les partenaires soient en accord sur son contenu. Dillenbourg et Traum (1999) développent une échelle de compréhension partagée (en angl. 'shared understanding'), incluant la possibilité d'accord ou de désaccord. Cette échelle se place dans le cadre spécifique de l'étude de la collaboration dans les ECV. L'enjeu en est une information 'X' plutôt qu'un énoncé.

4.1.2 Les signes de compréhension

Revenons maintenant à ces signaux du récepteur qui indiquent à l'émetteur que l'énoncé a été compris. Ces signaux sont de deux types : les signes d'incompréhension ('negative evidence') et les signes de compréhension ('positive evidence'). Si le récepteur émet des signes d'incompréhension, l'émetteur devra corriger son énoncé. Si le récepteur n'émet pas de signes d'incompréhension cela ne signifie pas pour autant que l'énoncé a été compris ou entendu. Ce n'est que lorsque le récepteur fournit des signes de compréhension et que l'émetteur les reconnaît que la contribution est effective. Clark et Brennan (op.cit.) relèvent différents signes (preuves) manifestant la compréhension du récepteur :

  1. Signe de reconnaissance ou régulateur phatique ('acknowledgment' ou 'back-channel response'), le récepteur donne une quittance verbale ou gestuelle indiquant qu'il pense avoir compris l'énoncé, i.e. le tour de parole de l'émetteur.
  2. Le récepteur initie un tour de parole pertinent par rapport à ce qui vient d'être dit ('initiation of the relevant next turn'), comme c'est le cas par exemple lorsque le récepteur fournit une réponse pertinente à une question de l'émetteur.
  3. L'attention continue de la part du récepteur ('continued attention'), par exemple en regardant l'émetteur, permet à celui-ci de savoir si le récepteur est attentif à ce qu'il dit. Si le récepteur n'est pas attentif, il y a de forte chance qu'il n'ait pas bien compris l'énoncé.

4.1.3 Le moindre effort collaboratif

L'effort collaboratif c'est le travail que fournissent deux interlocuteurs du début de chaque contribution à son acceptation mutuelle, i.e. l'énergie dépensée par les interlocuteurs pour effectuer un 'grounding'. La quantité d'effort collaboratif n'est pas forcément liée au succès du 'grounding'. Par contre, pour des raisons d'efficacité de la communication, il semble préférable de réduire l'effort nécessaire au 'grounding'.

Le principe du moindre effort collaboratif (en angl. 'least collaborative effort') proposé par Clark et Wilkes-Gibbs (1986, cités par Clark & Brennan, 1991) postule que dans une conversation, les deux participants tentent de minimiser l'effort collaboratif. Il ne s'agit pas de réduire l'effort individuel, mais bien plus de tendre vers un déroulement de la contribution qui demande un minimum d'effort collaboratif. En effet, il n'est pas toujours nécessaire de construire des énoncés parfaits qui ne laissent à priori pas de place à l'ambiguïté, car celle-ci peut souvent être réduite suffisamment de manière plus économique par des actes de réparation de la part d'un des interlocuteurs. Un énoncé 'parfait' demande un effort plus élevé, de production et de formulation pour l'émetteur, et de compréhension pour le récepteur, qu'un énoncé imparfait, clarifié par de brefs réajustements collaboratifs.

Les coûts liés au 'grounding' en fonction de différents médias, seront traités plus en détail ci-dessous quand nous aborderons l'influence du médium sur le 'grounding'. Pour l'instant nous allons nous intéresser à l'influence de l'objet de la conversation sur le 'grounding'.

4.1.4 Le 'grounding' change en fonction de l'objet de la conversation

La manière d'établir une base commune dans une conversation dépend notamment de la raison d'être de la conversation, tel que par exemple la planification d'une rencontre des parents d'élève du quartier, la formation de mécaniciens de précision, ou encore l'échange des dernières nouvelles des vacances d'un ami commun parti faire un tour du monde. Chacune de ces conversations pouvant contenir des sous-conversations (et des sous-sous-conversation, ad infinitum) spécifiques ayant leur propre raison d'être, tel que respectivement l'organisation de l'apéro, l'identification de l'interrupteur principal d'une machine spécifique, et l'enregistrement de l'email de l'ami commun. Clark et Brennan (op.cit.) remarquent que des techniques (conversationnelles) spéciales existent pour assurer le 'grounding' en fonction des différents objets d'une conversation. En tant qu'objet de l'interaction, la communication référentielle (cf. 4.1.4.1 La communication référentielle) joue un rôle important dans le travail collaboratif que les sujets de notre expérience doivent effectuer. Nous allons donc nous intéresser plus en détail au 'grounding' dans ce type de communication.

4.1.4.1 La communication référentielle

Si le but de la conversation est de parler d'un objet, les partenaires devront d'abord s'assurer qu'ils se réfèrent bien au même objet. La base commune de deux partenaires dans une conversation influence la manière dont ils parlent d'un objet de référence. Krauss et Fussell (1991) montrent que la formulation d'un message référentiel est influencée par les assomptions que l'émetteur a à propos des connaissances de l'audience à qui il est destiné. Les émetteurs s'appuient donc sur la base qu'ils supposent commune avec l'audience pour formuler leurs messages.

Donc, si le but de la conversation est de parler d'un objet, il est important d'établir une référenciation identifiable par les partenaires. La phase d'acceptation de la contribution est donc garante de l'identification du référant. Clark et Brennan (op.cit.) énumèrent quelques techniques pour effectuer ce 'grounding' référentiel de la part des deux partenaires.

  1. Le récepteur peut fournir une description alternative de l'objet référencé ('alternative descriptions').
  2. Il peut aussi pointer, regarder ou toucher l'objet référencé ('indicative gestures').
  3. En fractionnant son énoncé et en attendant, ou en demandant explicitement, une confirmation ('positive evidence') du récepteur, l'émetteur s'assure que l'identité de l'objet référencé est bien établie ('referential installments' & 'trial references').

4.1.5 Le 'grounding' change en fonction du médium

Les techniques de 'grounding' disponibles dans un média ne le sont pas forcément dans un autre. Clark et Brennan (op.cit.) suggèrent que des interlocuteurs vont utiliser les techniques de 'grounding' disponibles dans un média selon le principe de moindre effort collaboratif (voir ci-dessus). Ils citent l'exemple de deux types de média (téléphone et RV textuelle) et les implications différentes qu'entraînent l'utilisation d'un régulateur phatique, en l'occurrence "ok" utilisé dans le sens : "Jusque là je te comprends, tu peux continuer avec ton explication.". Dans une conversation face-à-face ou téléphonique il est facile d'employer efficacement ce régulateur comme indice de compréhension mutuelle, sans pour autant interrompre le flux de la conversation. Si la communication s'effectue dans une RV textuelle, le "ok" risque d'une part de ne pas tomber au bon moment et d'autre part d'interrompre l'émetteur. Dans cet exemple, on remarque donc que des contraintes spécifiques aux types de média utilisés pour la communication peuvent influencer la manière de réaliser le 'grounding'.

4.1.5.1 Les contraintes des média

Clark et Brennan identifient huit contraintes qu'un média peut imposer à la communication entre deux personnes.

  1. La coprésence : présence des interlocuteurs dans un même environnement.
  2. La visibilité : les interlocuteurs se voient mutuellement.
  3. L'audibilité : les interlocuteurs peuvent s'entendre mutuellement.
  4. La cotemporalité : un énoncé est perçu par le récepteur au moment où il est produit par l'émetteur.
  5. La simultanéité : les interlocuteurs peuvent simultanément émettre et recevoir.
  6. La séquentialité : les tours de paroles se succèdent les uns les autres.
  7. La re-consultabilité : (en angl. 'reviewability') possibilité de consulter les précédents messages de son interlocuteur.
  8. La révisabilité : (en angl. 'revisability') possibilité de réviser un message avant de l'envoyer.

Il est possible de donner une description d'un média en fonction des contraintes qui lui sont associées. Par exemple, les contraintes associées à la communication en face-à-face sont la coprésence, la visibilité, l'audibilité, la cotemporalité, la simultanéité et enfin la séquentialité.

Le téléphone est quant à lui caractérisé par l'audibilité, la cotemporalité, la simultanéité et la séquentialité. Et encore le courier électronique (e-mail) qui est caractérisé par la re-consultabilité et la révisabilité.

4.1.5.2 Les coûts du 'grounding'

Clark et Brennan, distinguent onze coûts associés au 'grounding' : coût de formulation d'un message, coût de production d'un message, coût de réception d'un message, coût de compréhension d'un message, coût de mise en route d'une conversation, coût de retardement d'un message, coût d'absence de synchronisation, coût de changement d'émetteur, coût d'affichage, coût d'erreur, coût de réparation.

Chaque média, en fonction des contraintes évoquées ci-dessus qui le caractérisent, a son propre profil de coûts. Selon le principe de moindre effort collaboratif la manière dont le 'grounding' s'effectue dans un type de média est celle qui occasionne le moins de coût.

Dans une expérience de Cohen en 1984 (cité par Clark & Brennan, 1991), des enseignants doivent expliquer à des étudiants comment assembler une pompe. A cette fin ils communiquent soit par téléphone, soit par un dispositif de communication synchrone textuel tel que le MOO (voir chapitre 3). Il observe que les instructeurs utilisant le téléphone s'assurent de l'identification des pièces avant d'expliquer que faire avec. Cela occasionne plusieurs tour de parole assez bref. Alors que les instructeurs de l'autre condition créent des énoncés plutôt longs, identifiant les pièces et expliquant quoi en faire dans le même tour de parole.

Cette différence peut s'expliquer en tenant compte du principe de moindre effort collaboratif et en fonction du profil de coûts des médias utilisés. En effet, dans les dispositifs de communication synchrone textuelle, les coûts de réparation sont souvent liés à des coûts de changement d'émetteur, auquels il faut ajouter des coûts de production et de formulation relativement élevés. Dans ce type de média, il est collaborativement moins coûteux d'investir un peu plus dans la production et la formulation pour éviter en contre partie les coûts de réparation et de changement d'émetteur pouvant résulter d'une incompréhension de l'énoncé. Donc, ce qui est coûteux dans un média ne l'est pas forcément dans l'autre.

Dans cette optique, le design d'un environnement collaboratif devrait tenir compte des contraintes spécifiques des média et du profil de coûts qu'elles impliquent, et développer en conséquence l'interface de communication adéquat. Par exemple, si un ECV offre la possibilité d'une composante référentielle à la communication, il devrait le faire de manière à occasionner le moindre effort collaboratif.

Dans notre expérience les sujets doivent faire référence à un objet pour compléter la tâche qui leur est demandé. Mais l'ECV que nous avons construit ne leur fournit pas les moyens habituellement utilisés pour réaliser une référenciation. En effet, nous avons considérablement réduit la possibilité de communication écrite et les sujets n'ont pas la possibilité d'utiliser la gestuel habituelle pour désigner un objet. Par contre, l'ECV supportent leur collaboration de deux manières : il leur fournit des informations concernant l'interaction du collaborateur avec l'espace de travail (4.2 L'awareness), et utilise des caractéristiques collaborative de l'espace (4.3 L'espace virtuel comme support à la collaboration). Nous allons donc développer quelques aspects théoriques liés à ces deux points dans la suite de ce chapitre.

4.2 L'awareness

En interagissant avec son environnement une personne génère une multitude de signaux. Si un collaborateur a la possibilité de les percevoir, comme c'est le cas par exemple lorsque les deux personnes se trouvent dans la même pièce [ note 9 ], ces signaux lui permettent d'avoir une certaine connaissance des actions et intentions de son collègue. Cette connaissance de l'autre qui résulte de ses interactions avec l'environnement est souvent désigné dans la littérature par le terme 'awareness', qui peut être traduit dans ce contexte par 'être conscient de' ou 'être au courant de ce qu'il se passe' [ note 10 ]. L'awareness permet à deux partenaires d'adapter et de planifier leurs comportements en fonction de ce qu'ils savent réciproquement de l'autre, et donc facilite le 'grounding'.

Gutwin et Greenberg (1999) relèvent quatre caractéristiques inhérentes au concept d'awareness :

L'awareness est donc tant un état qu'un processus, respectivement la somme des connaissances extraites de l'environnement, et la mise à jour de ces connaissances par l'interaction des personnes avec leur l'environnement.

Greenberg, Gutwin et Cockburn (1996) décrivent quatre types d'awareness que des personnes maintiennent lorsqu'ils travaillent en groupe :

4.2.1 Le 'workspace awareness'

Le cadre théorique développé par Gutwin et Greenberg (1999) définit un espace de travail partagé (en angl. 'shared workspace') comme étant un espace (physique), dans lequel des personnes peuvent effectuer une activité commune, en utilisant notamment des artefacts prévus à cet effet. Comme nous l'avons vu ci-dessus, le 'workspace awareness' (par la suite nous utiliserons l'abréviation 'WA'), est la somme des connaissances qu'une personne a de l'espace de travail dans lequel elle interagit avec d'autres personnes.

Le lecteur aura sûrement remarqué que jusque là dans notre développement sur l'awareness et le WA, nous n'avons jamais abordé les différences entre awareness dans un lieu physique et awareness dans un ECV. Effectuer cette distinction ne nous semblait pas nécessaire pour l'instant car les différentes notions et concepts évoqués sont valables pour les situations de collaboration en générale, quelle que soit la médiatisation utilisée. Nous traiterons explicitement de cette distinction lorsqu'en dernière partie nous nous pencherons sur les difficultés de maintient du WA dans les environnements collaboratifs virtuels.

4.2.1.1 Les composantes du 'workspace awareness'

L'interaction de plusieurs personnes dans, et avec, un espace de travail, génère une multitude d'informations, qu'il est possible de diviser en différents composants de WA. Gutwin et Greenberg (op.cit.) proposent cinq catégories permettant de classer différents types d'informations. Ces catégories sont définies sous la forme de cinq questions : Qui (en angl. 'who'), i.e. avec qui travaillons-nous? Quoi (en angl. 'what'), i.e. que font les autres ? Où (en angl. 'where'), i.e. où travaillent-ils? Quand (en angl. 'when'), i.e. quand est-ce que se produisent les différents événements? Comment (en angl. 'how'), i.e. comment se produisent les événements?

Chacune de ces catégories est composée de différents éléments d'awareness. Ces éléments d'awareness se rapportent soit au présent (qu'est-ce qu'il se passe maintenant?), soit au passé (qu'est-ce qu'il s'est passé?). Les éléments d'awareness qui se rapportent au présent sont les suivants :

Le tableau 1 synthétise les catégories générales de WA et les éléments se rapportant au présent qui leurs sont liés.

CatégoriesElémentsQuestions spécifiques
QuiPrésence
Identité
Identification de l'auteur
Y-a-t-il quelqu'un dans l'espace de travail?
Qui participe? Qui est-ce?
Qui fait cela?
QuoiAction
Intention
Artefact
Que font-ils?
Quel est le but de cette action?
Sur quel objet sont-ils en train de travailler?
Localisation
Regard
Vue
Portée
Où sont-ils en train de travailler?
Où sont-ils en train de regarder?
Que peuvent-ils voir?
Quel est leur champ d'action?

Tableau 1
Eléments du 'workspace awareness' en rapport avec le présent, d'après Gutwin et Greenberg (1999).

Les éléments d'awareness qui se rapportent au passé, sont les suivants :

Le tableau 2 synthétise les catégories générales de WA et les éléments se rapportant au passé qui leurs sont liés.

CatégoriesElémentsQuestions spécifiques
CommentHistorique des actions
Historique des artefacts
Comment cette action s'est-elle déroulée?
Comment cet objet a-t-il atteint son état actuel?
QuandHistorique des événementsQuand cet événement a-t-il eu lieu?
Qui (passé)Historique des présenceQui était là, et quand?
Où (passé)Historique des localisationsPar où est passé une personne?
Quoi (passé)Historique des actionsQu'est-ce qu'a déjà fait une personne?

Tableau 2
Eléments du 'workspace awareness' en rapport avec le passé, d'après (Gutwin & Greenberg (1999).

4.2.1.2 Les sources d'informations du 'workspace awareness'

Différentes sources d'informations alimentent le WA. Gutwin et Greenberg (op. cit.) en identifient trois types :

Le corps dans l'espace de travail
Le corps d'un partenaire en train d'interagir avec l'espace de travail fournit entre autre des informations tels que la situation dans l'espace, la posture, le mouvement de la tête, des bras, des yeux et des mains. Il s'agit d'une forme de communication non-verbale, surtout visuelle, mais avant tout non intentionnelle. Ce dernier point la différencie d'ailleurs de la communication gestuelle volontaire (voire le troisième point ci-dessous 'conversation et gestuelle'). Les informations recueillies par le récepteur sont les conséquences d'une communication non explicitement voulue par l'émetteur, i.e. une communication conséquente (en angl. 'consequential communication').

Les artefacts
Les objets dans un espace de travail peuvent fournir des informations tels que la relation spatiale à d'autres objets, des états visuellement distincts de l'objet en fonction de son état, des sons caractéristiques résultant de l'utilisation d'un objet, etc. Les informations recueillies par le récepteur sont les signes de changement d'état d'un objet conséquent d'une manipulation par une autre personne (en angl. 'feedthrough').

Conversation et gestuelle
Les informations recueillies dans une conversation peuvent l'être de trois manières. Premièrement, dans une discussion des partenaires peuvent s'échanger des informations concernant des éléments d'awareness, par exemple en disant où ils sont ou ce qu'ils font. Deuxièmement, lorsque deux personnes conversent directement il se peut qu'une troisième personne puisse entendre les informations qu'elles échanges. Troisièmement, une personne peut se parler à elle-même lorsqu'elle accomplit une tâche (en angl. 'shadowing'), ce qui peut fournir indirectement des informations à une autre personne. La gestuelle fournit aussi des informations tels que hochement et secouement de la tête, pointage d'un objet, etc. La conversation et la gestuelle sont deux formes de communication intentionnelle (en angl. 'intentional communication').

Dans notre expériences les sujets disposent d'informations provenant des trois sources évoquées ci-dessus. La première source, le corps du partenaire dans l'espace de travail semble être une source d'information utilisable, en interagissant avec l'espace de travail les sujets placent leurs avatars dans l'espace virtuel dans des lieux qui sembles avoir un certain sens pour le partenaire (i.e. j'observe un objet en conséquence de quoi je suis relativement proche de cet objet).

La deuxième source, les objets (artefacts) dans l'espace virtuel 3D ont des relations spatiales fixes et régulières entre eux ce qui n'apporte en fait aucune information. Mais dans une des condition de l'expérience, les objets changent de couleur s'ils sont dans le champ de vision du partenaire ce qui peut devenir une source d'information précieuse.

La troisième source, la conversation, est limitée et entièrement prédéfinie de manière à ne pas pouvoir être utilisée comme source d'information, si ce n'est comme simple signal. La gestuelle dans le sens classique du terme est inexistante, mais l'observation des sujets en expérience a montré que certains d'entre eux détournent la communication conséquente (non intentionnelle) en gestuelle et utilise des mouvements répétitifs d'avant en arrière 'face' à un objet ou en tournant autour d'un objet, dans le but de guider leurs partenaires vers l'objet désiré. Malheureusement, ni l'observation des sujets en action faites en cours d'expérience par l'expérimentateur, ni le dispositif expérimental qui n'a pas été prévu à cette fin, ne permettent de confirmer l'efficacité de cette technique comme source d'information pour le récepteur.

4.2.1.3 Les environnements virtuels collaboratifs et le 'workspace awareness'

Gutwin et Greenberg (op.cit.) remarquent que le WA est plus difficile à maintenir dans les ECV que dans les espaces de travail réels. Ils donnent trois raisons.

Premièrement, les ECV n'arrivent pas à rendre la richesse (en terme d'information résultant de l'interaction des sujets avec l'espace de travail) des espaces de travail réels utilisés dans des situations de collaboration.

In face-to-face interaction, people can generally see the entire physical workspace and all the people in it; in groupware, they have only a small window into the virtual space. (Greenberg, Gutwin & Cockburn, 1996)

Deuxièmement, les interactions d'un utilisateur avec l'ECV génère beaucoup moins d'informations que les actions d'un collaborateur dans l'espace de travail réel. Pour illustrer cette idée, ils citent l'exemple suivant : un collègue de bureau qui prend un pile de papier, la déchire et la jette à la poubelle créé relativement plus d'information qu'un utilisateur qui sélectionne un fichier et appuie sur la touche 'delete'.

Troisièmement, les auteurs adressent une discrète critique aux concepteurs d'ECV, en soulignant la fréquente sous-exploitation du peu d'information à disposition du système relatif à l'awareness.

4.2.1.4 Les 'awareness tools'

La conception d'outils permettant de maintenir l'awareness (en angl. 'awareness tools', par la suite nous utiliserons l'abréviation 'AT'), découle des différents problèmes qu'impliquent les ECV. Ces outils pallient les déficits d'awareness qu'entraîne la médiatisation de la collaboration. Par exemple, dans un ECV permettant à plusieurs utilisateurs de lire le même document, un AT informant de la portion de texte visible par les autres (cf. Illustration 1) permet de maintenir l'awareness du champ de vision des collaborateurs sur l'espace de travail. Dans notre expérience nous utilisons un AT qui fournit des informations sur le champ de vision du partenaire en faisant l'hypothèse que cela facilite la communication référentielle.

Illustration 1
Ces captures d'écrans montrent deux manières de maintenir l'awareness de la vue des collaborateurs sur l'espace de travail. Dans l'ECV de gauche, l'AT utilisé est une fenêtre supplémentaire représentant en condensé l'information du texte principal. Les portions de textes visibles par les collaborateurs sont encadrées, mais le contenu précis n'est pas directement appréhendable. Dans l'ECV de droite, l'AT est intégré dans le texte principal, ce qui permet au l'utilisateur travaillant sur cette fenêtre, i.e. l'utilisateur Saul, de non seulement savoir sur quelle portion de texte ces collègues travaillent, mais aussi d'avoir directement connaissance du contenu étudié. Ces illustrations sont empruntées à Greenberg, Gutwin et Cockburn (1996).

4.3 L'espace virtuel comme support à la collaboration

Nous allons maintenant nous pencher sur le rôle de l'espace et l'espace virtuel dans la collaboration. Dans un premier temps nous traiterons des propriétés de l'espace et des répercussions qu'elles ont sur la collaboration. Ensuite, nous énumérerons quelques fonctions collaboratives de l'espace virtuel. Finalement, en clôture de cette partie, nous nous lancerons dans une réflexion sur les caractéristiques de l'espace virtuel tel qu'il est mis en place dans notre dispositif expérimental.

4.3.1 Propriétés collaboratives de l'espace et de l'espace virtuel

Nous avons vu dans la partie consacrée à l'awareness combien un espace de travail avec des personnes qui y interagissent (entre elles et avec les artefacts du lieu), peut être riche en informations importantes à la collaboration. De plus, un espace de travail en tant qu'espace a des propriétés qui peuvent être exploitées. D'ailleurs, comme Harrison et Dourish le relèvent, l'emploi de métaphores spatiales et de modèle spatiaux dans les ECV est devenu courante. Ces ECV exploitent nos connaissances de l'espace réel, l'espace en trois dimensions dans lequel nous vivons tous les jours, afin de faciliter la collaboration.

Space is the structure of the world; it is the three-dimensional environment in which objects and events occur, and in which they have relative position and direction. (Harrison & Dourish, 1996)

Harrison et Dourish (op.cit.) citent quatre propriétés de l'espace physique qui peuvent être exploitées dans la construction d'un modèle spatial pour la collaboration.

Orientation relationnelle et réciprocité
L'organisation spatiale du monde est la même pour nous tous. L'orientation haut/bas est commune, ainsi que des notions telles que dessus/dessous et devant/derrière. Etant donné que nous savons que le monde est spatialement structuré de la même manière pour les autres que pour nous, nous pouvons nous baser sur cette base commune pour interpréter les actions des autres dans l'espace et adapter notre comportement de manière à ce qu'il soit interprétable par les autres. Par exemple, nous pouvons pointer un objet ou utiliser des références spatiales dans une conversation. En somme, nous nous orientons par rapport aux mêmes choses que les autres.

Proximité et action
Dans la vie de tous les jours nous agissons là ou nous nous trouvons. Nous ramassons des objets proches de nous. Nous parlons aux personnes proches de nous car notre voix ne porte pas sur des longues distances. Nous transportons des objets pour les avoir sur nous ou proche de nous lorsque nous en avons besoin. Nous nous approchons d'un artefact pour l'explorer visuellement car notre acuité visuelle est limitée, et notre sens du toucher ne fonctionne que par contact avec l'objet. La proximité nous permet de relier les personnes aux activités et aux personnes entre elles.

Partitionnement de l'espace
La relation entre proximité et action entraîne la notion de partitionnement de l'espace. Etant donné que les action et les interactions s'amenuisent avec la distance dans l'espace, celle-ci peut être utilisé pour confiner dans une portion de l'espace nos activités et l'étendu de nos interactions.

Présence et awareness
L'espace est remplit d'artefacts, d'outils et de représentations diverses, mais aussi d'autres personnes et des signes de leurs activités. Notre perception, i.e. l'awareness, de la présence des autres et de leurs activités nous permet de structurer et d'organiser la communication et les activités en fonction de l'espace.

En analysant les interactions de vingt paires collaborant dans un espace virtuel textuel, i.e. un MOO, Dillenbourg, Mendelsohn & Jermann (1999) quant à eux, illustrent en six points de quelle manière l'espace virtuel, peut influencer des processus collaboratifs.

L'espace virtuel modifie les patterns de communication
Dans l'espace virtuel textuel utilisé pour cette expérience, les partenaires peuvent communiquer entre eux même s'ils ne sont pas dans la même pièce virtuelle, sans que cela n'occasionne techniquement de difficultés supplémentaires. Pourtant les auteurs remarquent que la manière de communiquer change selon si les partenaires se trouvent dans la même pièce ou dans une pièce différente. Les partenaires donnent significativement plus de feedback lorsqu'ils sont dans la même pièce et les délais de réponse sont aussi plus brefs.

Les partenaires surveillent leur localisation mutuelle dans l'espace virtuel
L'ECV utilisé dans cette expérience, fournit par défaut automatiquement des informations relatives à la localisation des partenaires dans l'espace virtuel ; ces informations peuvent aussi être obtenues volontairement par les sujets de la part du système. Lorsque le système ne les fournit automatiquement, les sujets les demandent activement au système (Montandon, 1997).

L'espace virtuel est le critère principal pour la répartition du travail
La tâche qui était demandé aux sujets, nécessitait fréquemment une répartition du travail au sein de la paire. Cette répartition du travail s'effectuait en fonction de critères spatiaux, pour les vingt paires de sujets de l'expérience.

L'espace virtuel facilite la coordination
En tenant compte des déplacements de son partenaire dans l'espace virtuel, il est possible d'une part d'avoir une idée (plus ou moins vague) de ce qu'il fait sans avoir à le lui demander explicitement, et d'autre part de mieux coordonner le travail; comme nous l'avons vu dans le point précédent l'espace virtuel participe à la répartition du travail, ainsi un des partenaire peut s'intéresser à des informations qu'il sait que son partenaire n'a pas encore consultées.

L'espace virtuel rétrécit le contexte de référenciation
Le partitionnement de l'espace crée des micro-contextes. Dans l'expérience en question il y a une correspondance unique entre source de connaissance et pièce virtuelle. Deux personnes présentes dans la même pièce peuvent donc se référer à une même information, sans trop d'effort de référenciation.

L'espace virtuel facilite la construction de connaissances communes
Par ailleurs, en raison de cette correspondance entre connaissance et pièce virtuelle évoquée dans le point précédent, si je sais que mon partenaire a visité tel lieu, je peux en déduire qu'il a probablement recueillie les connaissances qui lui sont attachées.


Notes

note 8 : Dans la suite du texte nous utilisons 'émetteur' pour nous référer à l'individu initiateur d'un message, alors que 'récepteur' désigne la personne à qui est adressé ce message, quelque soi le mode de communication (verbal, écrit, gestuel, etc.). [ retour txt ]

note 9 : Dans un ECV le fait de voir la même chose que l'autre est circonscrit par le terme 'WYSIWIS', (en angl. 'What You See Is What I See'). Lorsque les partenaires ont la possibilité d'explorer indépendamment des parties différentes de l'EV, il est alors question de 'relaxed-WYSIWIS'. Dans ce cas les utilisateurs risquent de ne plus savoir ce que l'autre voit. Il est alors important de leur donner des outils palliant ce déficit d'information. [ retour txt ]

note 10 : Traduit par nous, la citation originale étant "knowing what is going on" (Endsley, 1995, cité par Gutwin & Greenberg, 1999). Dans ce texte, nous utilisons ce terme dans son sens technique plutôt que de le remplacer par 'conscience' qui n'aurait pas un sens aussi précis. [ retour txt ]


David J. P. Ott
Last modified: Fri Jan 14 18:39:59 MET 2000