L’étude des fonctions mentales supérieures


  I.   LES DIFFÉRENTS POINTS DE VUE SYMBOLIQUES SUR LA MACHINERIE COGNITIVE :

  A.   Les points de vue syntaxiques et sémantiques :

Une étude des fonctions mentales supérieures dans la perspective symbolique est le plus souvent basée sur l'idée qu'on peut se passer de la description fine des processus élémentaires par lesquels des représentations sont combinées, pour décrire la machinerie cognitive mise en oeuvre dans le cadre de nos activités mentales supérieures. Il existe deux approches principales antagonistes, pour la description des processus par lesquels des représen-tations sont combinées puis en produisent de nouvelles : l'approche basée sur des règles d'inférences et l'approche basée sur des modèles mentaux. Ces approches renvoient respectivement (non sans distorsions) aux approches syntaxiques et sémantiques du raisonnement en logique des propositions (voir George, 1997, p. 22), et visent à expliquer comment les représentations s'enchàinent suivant une "logique" déterminée, plutôt que de manière chaotique. La première approche est actuellement illustrée par la théorie de la logique naturelle de Braine (Braine, Reiser et Rumain, 1984), la seconde par la théorie des modèles mentaux de Johnson-Laird (Johnson-Laird et Byrne, 1991). Plusieurs théories également symboliques adoptent un point de vue intermédiaire, illustré par la théorie des schémas pragmatiques de raisonnement de Cheng et Holyoak (1985).

  B.  Mettre en oeuvre la machinerie cognitive : raisonner :

En psychologie, la question de la nature de la machinerie qui permet les activités mentales supérieures est explicitement étudiée par la psychologie du raisonnement. Galotti (1989) propose de voir le raisonnement comme une activité mentale qui consiste en la transformation d'une information donnée (l'ensemble des représentations initiales, appelées prémisses) dans le but de tirer des conclusions (une représentation résultante). Pour elle, cette activité doit être finalisée par l'atteinte d'un ou plusieurs buts. George offre une définition plus précise du raisonnement dans laquelle il est conçu comme une activité de production d'une croyance nouvelle ou de révision du degré de plausibilité attribuée à une croyance antérieure, en fonction de ce qui est asserté dans des prémisses. Les raisonnements sont classiquement décrits à travers un ensemble de prémisses et une conclusion qui constituent ce qu'il est convenu d'appeler un argument. Dans les développements qui suivent, en dépit des nuances qui les distinguent, on utilisera les termes de "raisonnement" et "d'inférence" de manière interchangeable. Toutefois, lorsque les deux termes seront utilisés simultanément, on utilisera le terme de raisonnement pour les raisonnements " longs ", par opposition au terme d'inférence, réservé aux raisonnements " courts ".

  II.   LES APPROCHES BASÉES SUR LES RÈGLES D'INFÉRENCES :

  A.   L’approche syntaxique :

Cette approche plonge ses racines dans l'approche syntaxique du raisonnement en logique, suivant laquelle la pensée (au sens d'une " succession " de représentations) peut être décrite à travers un ensemble fini de règles syntaxiques (e.g. la règle du modus ponens : " si p alors q, et si p, alors q "). Le sens des propositions n'est pas pris en compte en tant que tel: le sens -s'il existe- existe en dehors de la pensée, c'est-à-dire dans le monde lui-même, ou, plus précisément, dans la logique du langage conçu comme une " méta- représentation " du monde. Jusqu'à la fin des années 1960, on a considéré que la logique du langage pouvait être décrite par la logique classique, et, par conséquent, que la logique de la pensée était celle de la logique prépositionnelle. C'est ce que pensait Piaget. Il est à noter que cette position est théoriquement fondée au regard de la thèse de Church-Turing et du fonctionnement des ordinateurs séquentiels. En effet, ces derniers peuvent être programmés pour traiter du langage, résoudre des pro- blèmes, apprendre... Or, la logique du fonctionnement des ordinateurs séquentiels n'est autre que la logique classique, laquelle est donc suffîsante pour décrire des activités mentales d'un haut niveau de complexité. Toutefois, les travaux d'un groupe de chercheurs britanniques, animé par Peter Wason, ont sérieusement mis à mal cette conception en montrant que les individus, de manière très systématique, produisent des raisonnements non conformes aux canons de la logique classique (i.e. la logique des propositions et la logique des prédicats du premier ordre). Au début des années 1980, devant produire un nouveau cadre théorique pour la description de la machinerie cognitive, plusieurs chercheurs ont fait des propositions divergentes, basées sur des règles d'inférences de niveaux de généralité différents. Ci-après, on présente deux théories candidates à la succession de la logique classique comme modèle de la pensée.

  B.   La logique naturelle de Braine :

Pour Braine, Reiser et Rumain (1984), lorsqu'on raisonne, on dérive la forme logique d'un ensemble de prémisses. Supposons que l'on ait organisé une fête, et que l'on sache que " Marie viendra à la fête " (Pl). Supposons, par ailleurs, que Marie soit en froid avec Pierre, et que l'on sache que " Marie viendra à la fête ou Pierre viendra à la fête mais pas les deux " (P2). Posons, par ailleurs, la troisième proposition " Pierre viendra à la fête " (P3). Dans la théorie de Braine, on suppose que les énoncés prépositionnels ont une forme logique. Au premier temps du processus de raisonnement, c'est cette forme logique qui est abstraite. Nos propositions Pl, P2 et P3 donnent lieu aux représentations " p ", " p ou q mais pas les deux " et " q ". Au deuxième temps de la théorie, des règles d'in- férences sont appliquées automatiquement (leur possibilité d'application dépend, bien sûr, de la forme des prémisses) aux formes logiques de Pl, P2 et P3. Par exemple, il existe une règle de la forme " Si p ou q mais pas les deux " et une proposition " si p " donc " non q ". Au troisième temps du fonctionnement du modèle, la conclusion est réinstanciée par sa valeur de départ : " non q " devient " il n'y aura pas Pierre ". Braine distingue deux niveaux dans la mise en oeuvre du raisonnement logique. Au premier (illustré ci-dessus), celui des habiletés primaires, il décrit un système de règles d'inférences, postulées comme faisant partie des compétences inférentielles partagées par l'ensemble des individus, et par lesquelles on intègre l'information donnée en vue de comprendre une situation et d'agir sur celle-ci. Ces habiletés primaires forment ce que Braine appelle une logique naturelle, c'est-à-dire un sys- tème de règles formelles d'inférences dérivées de la logique propositionnelle et opérant sur des propositions simples étant donné les instructions d'un programme qui gère les modalités d'application de ces règles. Si ce niveau échoue, alors on met en oeuvre des habiletés inférentielles additionnelles (des habiletés secondaires). Ces habiletés consistent en des heuristiques (soit des règles ou des méthodes qui s'appliquent dans un très grand nombre de problèmes sans offrir la garantie de la justesse du résultat) qui guident la recherche d'une stratégie de raisonnement efficace.

  B.   La théorie des schémas pragmatiques de raisonnement :

La théorie des schémas pragmatiques de raisonnement de Cheng et Holyoak (1985) s'applique au raisonnement conditionnel, c'est-à- dire à des raisonnements qui mettent en oeuvre au moins une prémisse de la forme " si a alors b ". Cette théorie propose que les inférences des individus reposent sur l'activation de schémas regroupant plusieurs règles abstraites. Ces règles sont apprises (induites) à partir d'expériences dans des domaines spécifiques, et définies étant donné des buts déterminés ou des relations particulières. Par exemple, Cheng et Holyoak (1985) définissent le schéma de la permission, qui s'applique à des règles conditionnelles de la forme:

" Si une action A doit être effectuée, alors une précondition P doit être satisfaite. "
( Si tu ranges ta chanibre (P) tu pourras aller à la piscine (A) )

Si une proposition qui a cette forme est rencontrée dans une situation qui peut être interprétée comme impliquant une permission, alors le schéma correspondant est activé, et les règles qu'il contient sont déclenchées. Ces règles sont au nombre de quatre pour le schéma pragmatique de la permission:

1. Si l'action A doit être effectuée alors la précondition P doit être satisfaite.

2. Si l'action A ne doit pas être effectuée alors la précondition P n'a pas besoin d'être satisfaite.

3. Si la précondition P est satisfaite alors l'action A peut être effectuée.

4. Si la précondition P n'est pas satisfaite alors l'action A ne doit pas être effectuée.

Les auteurs ont par ailleurs défini le schéma de l'obligation, et ils laissent entendre que d'autres schémas pragmatiques peuvent être définis sur le modèle des schémas de la permission et de l'obligation, en particulier un schéma pour le raisonnement causal. On rappelle que de tels schémas ont, par ailleurs, été proposés par Kelley (1973).

  III.   L'APPROCHE BASÉE SUR DES MODÈLES MENTAUX :

  A.   L’approche sémantique

Dans l'approche syntaxique vue plus haut, la mise en couvre des règles d'inférences est indépendante fonctionnellement de "l'inscription dans le réel" des représentations manipulées, ce qui est justifié par le fait que ces règles opèrent directement sur des variables (a, b ... ), et non pas sur les entités représentées mentalement. Dans l'approche sémantique, on ne fait pas usage de règles d'inférences (au sens de règles syntaxiques d'un très haut niveau de généralité et indépendantes des contextes d'utilisation), et on considère les propositions comme des représentations "en prise directe " sur la réalité. Cette inscription dans le champ du réel est réalisée par l'attribution d'une " valeur de vérité " aux propositions. En logique classique, deux valeurs seulement sont possibles: vrai ou faux (mais pas les deux). Une telle proposition est appelée un " modèle ". Une approche sémantique définit des procédures qui permettent de calculer la valeur de vérité d'une représentation complexe combinant plusieurs propositions élémentaires (a, b ... ) grâce à des connecteurs (et, ou ... ) auxquels est associée une table de vérité. Raisonner dans cette perspective, c'est combiner les valeurs de vérité des prémisses étant donné les tables de vérité des connecteurs logiques et conclure à la validité d'un raisonnement (i.e. le tenir pour correct) s'il n'existe aucun modèle des prémisses dans lequel celles-ci seraient vraies et la conclusion serait fausse.

  A.   La théorie des modèles mentaux de Johnson-Laird :

Une idée centrale dans la théorie des modèles mentaux est que le processus de compréhension produit un modèle (Johnson-Laird et Byme, 1991) dont on peut faire l'expérience comme d'une image mentale (voir Denis, 1989, pour une comparaison des concepts de modèle mental et d'image mentale). La théorie rejette l'idée que le discours est encodé dans un réseau sémantique ou sous toute autre forme qui représente simplement la signification des propositions. Elle rejette également l'idée que les inférences dépendent de règles formelles, et elle propose à la place que les individus construisent des modèles des prémisses, tirent des conclusions depuis ceux-ci et recherchent des modèles alternatifs des prémisses qui peuvent falsifier ces conclusions. Développée initialement pour rendre compte des activités inférentielles impliquées dans la compréhension de texte et dans le raisonnement syllogistique, la théorie des modèles mentaux a étendu le champ des types de raisonnement dont elle rend compte au raisonnement prépositionnel, au raisonnement basé sur des relations (Johnson-Laird et Byme, 1991), et, plus récemment, au raisonnement inductif (voir George, 1997 et Da Silva Neves, 1994, pour une présentation du traitement du raison- nement inductif par cette théorie). Il est à noter que dans la théorie des modèles mentaux la capacité limitée de la mémoire de travail joue un rôle décisif dans la perspective d'expliquer les erreurs de raisonnement des individus. En effet, les modèles représentent explicitement une certaine quantité d'information et le reste demeure implicite (mais peut devenir explicite à son tour dans la représentation). Une conséquence en est que les individus font des erreurs en se concentrant sur ce qui est explicite dans les modèles, et en négligeant ce qui est implicite.

 

Bibliographies :

- GORGES C., 1997, Polymorphisme du raisonnement humain, Paris, PUF.

- BRAINE, REISER et RUMAIN, 1984), la théorie de la logique naturelle

- JOHNSON-LAIRD P. N., et BYRNE R. M., 1991, Deduction, Hilsdall, Erlbaum.


27.03.2000