Polymorphisme du raisonnement humain


Gorges C., 1997 , Polymorphisme du raisonnement humain , Paris, Edition PUF.

 

Ce titre est celui d'un ouvrage de George (1997) qui constitue une synthèse complète en langue française des approches et des principaux résultats dans l'étude du raisonnement. Dans ce résumé, les principales formes de raisonnements étudiés par les psychologues sont présentées, ainsi qu'une courte synthèse des principaux résultats trouvés dans le champ. Quelques implications possibles de ces résultats sont suggérées.

 

  I.   DIVERSITÉ DES FORMES DE RAISONNEMENT

  A.   Catégories et formes de raisonnement " Classiques " :

Le raisonnement prépositionnel admet plusieurs sous-distinctions à partir du type de connecteurs et de quantificateurs utilisés. Classiquement, on distingue les raisonnements conditionnels (dont une prémisse au moins est une règle de la forme " si a alors b "), disjonctif (dont une prémisse au moins est une règle de la forme " a ou b ") et catégoriel (dont une prémisse au moins exprime une catégorie à travers l'utilisation de quantificateurs du type "pour tout x et " il existe au moins un x "). Une autre typologie possible des raisonnement est distinguée non pas sur le type de premisses manipulés mais sur les quantités d'information sémantiques véhiculées par les prémisses des arguments d'une part, et par leur conclusion d'autre part. Une proposition véhicule d'autant plus d'information sémantique qu'elle élimine plus de modèles du monde dans lesquels la proposition peut être tenue pour fausse (Johnson-Laird, 1993 ; en langue française, voir Da Silva Neves, 1995, p. 37-46). Le rapport des quantités d'informations sémantiques véhiculées respectivement par les prémisses et la conclusion d'un argument déterminant la nature déductive, inductive, abductive ou contradictoire de l'argument. Ces inférences sont présentées ci- dessous sous une forme plus intuitive.

La déduction : est décrite relativement au concept de validité en logique : une inférence (ou un raisonnement) est dite déductivement valide si la vérité de la conclusion découle logiquement de celle des prémisses, soit, lorsque dans tous les états du monde admis par les prémisses, il n'est pas concevable que la conclusion soit fausse lorsque les prémisses sont vraies. La déduction est classiquement le moyen de prouver quelque chose. Elle est la seule catégorie d'inférence mise en oeuvre dans les systèmes de logique classique.

L’induction : est définie généralement comme le processus inférentiel par lequel on généralise sous certaines conditions une observation faite sur un nombre limité de cas à tous les cas semblables. L’induction est classiquement le moyen de confirmer ou de justifier une hypothèse. Elle ne garantit pas la vérité de la conclusion moyennant la vérité des prémisses.

L’abduction : à l'instar de l'induction, elle offre seulement des conclusions plausibles ou probables. Elle est, d'après Peirce, la seule inférence qui conduise à la découverte de nouvelles propositions : c'est l'inférence de la " création ".

La contradiction : est la forme inférentielle qui correspond au cas où, les prémisses étant tenues pour vraies, il est inconcevable que la conclusion soit vraie également.

 

Exemples d’arguments

Déduction

Induction

Argument

conditionnel

S'il pleut alors il y a des nuages

Il pleut

Donc il y a des nuages

S'il pleut et vente alors on partira

S'il pleut et gèle alors on partira

S'il pleut alors on partira

Argument

disjonctif

Fromage ou dessert

Pas de dessert

Donc fromage

S'il chante, il pleut ou il neige

S'il chante, il pleut ou il vente

S'il chante, il pleut

Argument avec

quantificateur

Tout animal respire

La baleine est un animal

La baleine respire

La baleine est un animal

La baleine respire

Tout animal respire

 

 

Abduction

Contradiction

Argument

conditionnel

S'il pleut alors il y a des nuages

Il y a des nuages

Donc il pleut

S'il pleut alors il y a des nuages

Il pleut

Donc il n'y a pas de nuages

Argument

disjonctif

Fromage ou dessert ou les deux

Fromage

Pas de dessert

Fromage ou dessert ou les deux

Pas de dessert

Dessert

Argument avec

quantificateur

Tout animal respire

La baleine respire

La baleine est un animal

Tout animal respire

La baleine est un animal

La baleine ne respire pas

 

  B.   Le raisonnement plausible

Dans la mesure où la majorité des décisions que nous sommes amenés à prendre dans le cours normal de notre vie reposent sur des informations incertaines ou approximatives, l'étude des processus par lesquels on traite "l'imperfection" de nos connaissances est fondamentale dans le projet d'une psychologie de l'inférence naturelle. Jusqu'à ces dernières années, le cadre probabiliste (classique et bayésien) constituait le cadre normatif quasiment exclusif pour l'étude du raisonnement plausible. Les importants efforts de recherche produits dans le champ de l'intelligence artificielle ont conduit, toutefois, au développement de cadres alternatifs aux propriétés d'expressivité et de calcul particulièrement intéressantes en psychologie. Ces cadres sont des logiques non classiques qui introduisent de nouvelles représentations de l'incertitude sous forme de degrés de croyances, de certitude, de probabilité ou de pertinence.

 

  II.   SYNTHÈSE DES PRINCIPAUX RÉSUILTATS

 A.   De pitres raisonneurs...

Parmi les expériences réalisées afin de départager les approches syntaxiques et sémantiques, beaucoup l'ont été dans des paradigmes où un ensemble de prémisses est proposé aux sujets afin qu'ils sélectionnent une conclusion dans une liste de propositions, ou bien évaluent sur une échelle la plausibilité d'une conclusion donnée (un troisième paradigme, "la tâche des quatre cartes de Wason ", est également très étudié pour le test des théories du raisonnement humain ; voir George, 1997). Un premier résultat frappant ressort de ces travaux: le faible niveau de performance des sujets dans les problèmes présentés. Par ailleurs, le raisonnement humain dévie des modèles formels classiques sur de nombreux points. Parmi ces déviances figurent celles observées dans les interprétations des connecteurs de la logique, et l'observation de nombreux biais (des erreurs systématiques) et effets (comme les biais de précaution, d'appariement, de confirmation... les effets d'atmosphère, de type de matériel ... ). On a ainsi isolé d'importants effets de contenu mettant en jeu, notamment, des effets de similarités (Osherson et coll., 1990, Tversky et Kahneman, 1983) et de nombre de confirmations (Mattews et Patton, 1975 ; Nisbett, Krantz, Jepson et Kunda, 1983 ; voir Da Silva Neves, 1994).

  B.   ... ou bien de " trop bons " raisonneurs ?

Ces résultats sont très importants, car de nature à remettre en question l'approche symbolique, en soi, s'il s'avère possible d'expliquer les nombreuses " déviances " observées par une analyse en termes de processus élémentaires par lesquels les représentations sont combinées . Dans ces conditions, l'approche connexionniste pourrait bien être la candidate la plus sérieuse pour l'explication de la compétence inférentielle des individus. Les succès renouvelés qu'elle rencontre dans l'implémentation de capacités de raisonnement invitent, du reste, à considérer très sérieusement cette option. Toutefois, une autre option est possible pour " requalifier " les approches symboliques : reconsidérer le choix (parfaitement fondé, par ailleurs) des modèles pris comme " étalons " pour la mesure des raisonnements humains. Dans le champ de l'intelligence artificielle, il existe quantité de nouvelles logiques, plus ou moins spécifiques à des domaines (des logiques spatiale, temporelle, probabiliste, possibiliste ... ) aux propriétés très intéressantes, et susceptibles de rendre compte de plusieurs des biais référencés. Ces dernières années, plusieurs travaux (par exemple in George, 1997 ; Raufaste et Da Silva Neves, 1998) ont produit des résultats qui suggèrent que ces logiques constituent des modèles prometteurs dans la perspective d'une meilleure compréhension des processus de pensée. L’ examen des conséquences possibles du recours à ces nouveaux modèles peut conduire à une conception de la compétence inférentielle, non plus en termes de système gouverné par une logique unique, mais plutôt en termes de logiques " emboîtées ", activées par des éléments spécifiques des contextes (professionnels, conversationnels, sociaux ... ) dans lesquels elles pourraient être construites. Cette option est, du reste, tout à fait compatible dans le principe avec une modélisation connexionniste.


27.03.2000