2 Anatomie fonctionnelle

Après avoir examiné les données se situant au niveau de l’encéphale, nous nous intéresserons aux " organes " de la phonation : les effecteurs périphériques des sons du langage. Puis, nous prendons l’exemple des recherches faites sur la reconstruction du tractus vocal et plus particulièrement du larynx, cas controversé (peut-être même dépassé) mais très largement étudié.

2.1 Les effecteurs de la parole humaine

On peut distinguer cinq effecteurs pour la production des sons du langage, ce sont des articulateurs (Cf. figure 1) :

Ces articulateurs sont, comme on l’a vu précédemment, reliés à des muscles eux-mêmes innervés par des nerfs particuliers (ceux du système végétatif) connectés aux aires motrices et prémotrices de l’encéphale.

Figure 1 : schémas du tractus vocal et du système respiratoire

La phonétique articulatoire est la discipline qui s’intéresse à la compréhension de ce qui se passe au niveau des articulateurs et du cerveau. Pour réaliser cette investigation, on a pu utiliser des techniques telles que la radiographie (rayons X) et plus récemment l’imagerie (IRM et PETscan).

2.2 Un exemple de reconstruction : le larynx

2.2.1 Anatomie fonctionnelle du larynx

Le larynx est un organe impair et médian, situé à la partie moyenne du cou, juste au-dessus de la trachée. Il est en avant du pharynx dans la cavité duquel il bombe et avec lequel il est en communication. Enfin, il est au dessous de l’os hyoïde et de la base de la langue. La forme du larynx est schématiquement celle d’une pyramide triangulaire dont la base est reliée au pharynx et à l’os hyoïde. Le larynx est maintenu en place par sa continuité avec la trachée et le pharynx. La liaison au hyoïde qui permet le rattachement à la base du crâne. Ce fait est important pour les expériences de reconstitution de la position du larynx. Cependant, bien que fixé, il possède tout de même une certaine mobilité. Au niveau constitutif, le larynx est fait d’un squelette cartilagineux avec notamment le cartilage thyroïde (facilement repérable à la palpation chez l’homme car il forme une saillie très nette : la pomme d’Adam), le cartilage cricoïde (situé à l’extrémité supérieure de la trachée, en forme d’anneau), le cartilage aryténoïde, l’épiglotte...Il possède aussi une série de ligaments et des muscles assurant la mobilité de certains cartilages.

Les anneaux de la trachée sont unis entre eux par du tissu fibroélastique. Ce tissu élastique se prolonge au-dessus du cartilage cricoïde et se rétrécit, formant le cône élastique. Les bandes libres de l’orifice supérieur de ce cône formant les cordes vocales.

Au point de vue fonctionnel, le larynx joue un rôle dans la déglutition (protection des voies aériennes inférieures contre l’entrée d’éléments étrangers) mais surtout dans le langage : le larynx est à la base du système effecteur du langage. Il permet la production de sons laryngés qui vont être modifiés par résonance dans des cavités diverses (pharynx, bouche, fosses nasales) devenant ainsi la voix.

La production de ce sons laryngé correspond à la création d’un bruit sourd et continu dont la hauteur dépend de la tension des cordes vocales. L’intensité de ce son dépend quant à elle de la pression de l’air expiré. Le son laryngé peut être transformé en différents sons vocaliques quand il traverse une caisse de résonance de forme appropriée. L’enfant, lorsqu’il apprend à parler, doit apprendre à donner aux espaces de résonance pharyngé, buccal et nasal la forme correcte pour émettre le son vocalique correct.

2.2.2 Modèles anatomiques

Deux modèles d’anatomie du tractus respiratoire supérieur peuvent être distingués :

2.2.3 Paléolaryngologie

Le but de l’étude paléolaryngologique est de reconstruire à partir des données fossiles la position du larynx dans le cou chez différents phylums.

2.2.1 Techniques utilisées

On peut distinguer, parmi la multitude de reconstructions réalisées :

2.2.2 Passage en revue des phylums

Voyons quelques données sur les différents hominidés fossiles, que l’on mettra cela en relation avec leur aptitude à avoir émettre des sons plus ou moins proches d’un langage articulé. Dans le cadre temporel qui nous intéresse (de –1 million d’années à -40 000ans, ce sont les Homo erectus qui nous intéressent en premier.

2.2.2.1 Homo erectus

Ce groupe de primitifs vivait entre -1.5 millions d’années et -400 000ans. Il semblerait que c’est à partir de ce groupe que le larynx a commencé sa descente dans le cou. En effet, la base du crâne, contrairement à celle des deux autres groupes antérieurs, présente une flexion (Laitman, 1986) : sur le crâne 3733 du Lac de Turkana (1.6 millions d’années). La flexion correspondait à celle d’un enfant de six ans ! Le modèle de base des mammifères était donc laissé de côté. Pourtant, la position du larynx dans le cou n’était pas suffisamment basse pour produire tous les sons nécessaires au langage articulé. Lieberman (Lieberman,1984) critique cela, il pense que les Homo erectus n’avaient pas de langage malgré le début de flexion.

2.2.2.2 Homo sapiens neanderthalensis

Ils vivaient entre -0.5 millions d’années et -35 000ans. C’est pour cette espèce que le problème se pose. En effet, de nombreuses données contradictoires viennent étayer plusieurs thèses : l’homme de Neandertal, plus proche de l’homme moderne possédait-il un langage articulé ? En 1971, Crelin et Lieberman (Lieberman, 1975a) parviennent à une conclusion assez simple, le crâne de l’homme de Neandertal est proche de celui d’un enfant (de moins de deux ans) actuel. Des informations nouvelles (Lieberman, 1998) sont arrivées depuis cette époque et l’on peut dire que le canal vocal supralaryngien de cet hominidé est tout de même différent de celui des bébés.

Par des moulages (Lieberman, 1998), ces mêmes auteurs ont montré que ces néandertaliens avaient un larynx en position haute (mais tout de même plus bas que l’australopithèque). Cela a été confirmé par des photographies aux rayons X (Mc Carthy et D. Lieberman, dans Lieberman, 1998).

D’après P. Lieberman, du fait de cette position haute, la production de sons (et notamment de voyelles telles que /i/, /a/, /u/, les consonnes /g/, /k/) était très limitée, voire impossible. Le langage articulé aurait été plus " nasal ", donc moins "efficace": cela entraînerait une incompréhension de 30% environ plus fréquente que chez les humains modernes. Et s'il parlait, son débit devait être sans doute dix fois plus lent que le notre.

L’étude (Heimbuch et Laitman,1979, dans Lieberman, 1998) utilisant l’analyse statistique de flexion sur des spécimens célèbres (Teshik Tash, celui de Broken Hill, La Ferrassie, La Chapelle-aux-Saints) a montré des variations de grande amplitude : des crânes semblaient plus modernes que d’autres. Mais, majoritairement, les flexions étaient plus accentuées qu’auparavant, le larynx était donc toujours en descente dans le cou. Ces différences pourraient s’expliquer par le fait que certains crânes (comme celui de Broken Hill) n’appartenaient pas à des néandertaliens purs : c’étaient plutôt des Homo sapiens archaïques ancêtres des deux branches (sapiens et neandertalensis).

Globalement, la position de Laitman, P. Lieberman et Crelin est que du fait de cette position haute du larynx (même si elle était plus basse que chez les australopithèques) ne permettrait pas à ces primitifs d’avoir un langage articulé comme le notre. Cette position sera abondamment discutée plus loin. Pour P. Lieberman, ce serait cette absence de langage articulé qui aurait entraîné la disparition de l’homme de Neandertal et la poursuite de la lignée sapiens sapiens (qui lui avait un langage). Et ce, à cause de la sélection naturelle : l’Homo sapiens sapiens aurait été sélectionné grâce à cet avantage qu’était le langage articulé...

2.2.2.5 Homo sapiens sapiens

C’est l’homme moderne actuel (qui existe depuis -35 000ans). La flexion de la base du crâne est la plus importante (de l’évolution). Le larynx est donc en position basse dans le cou après l’âge de deux ans. Les possibilités articulatoires sont ainsi suffisantes pour qu’un langage articulé puisse exister.

2.3 Discussion

Nous nous pencherons plus sur l’Homo sapiens. Tout d'abord, rappelons une brève donnée de phylogenèse humaine : il y aurait eu des Homo sapiens archaïques (dont l'ancêtre serait l'Homo erectus) qui auraient été les ancêtres des deux branches: sapiens sapiens et sapiens neanderthalensis. C'est notamment au niveau de cet homme de Neandertal que l'on a beaucoup de données contradictoires.

D'un côté, il y a les positions rigides de P. Lieberman, J.T. Laitman et E. Crelin qui prônent que ces hominidés ont un larynx en position plus haute que l'homme moderne et que de ce fait leurs possibilités articulatoires sont réduites .

De l'autre côté, de nombreux autres chercheurs fournissent des avis opposés. Passons en revue ces donnée contradictoires. Laitman lui-même (Laitman, 1986) possède des données contraires : dans ses analyses statistiques, il trouve que les flexions sont beaucoup moins importante chez l'homme de Neandertal que chez le sapiens sapiens mais aussi que chez des formes plus archaïques. Il dit par exemple que l'homo erectus aurait un larynx dans la même position qu'un enfant de six ans: or ce dernier peut émettre toute la variété de sons du langage articulé des adultes !

Un autre argument vient d'I.Budil (Budil, 1993): il a utilisé la flexion et l'inclinaison de l'os hyoïde pour reconstruire le canal vocal supralaryngien. Sur deux spécimens (homme de Petralona et de Steinheim), des Homo sapiens archaïques), datant de 150 000 à 200 000ans, il trouve une position basse du larynx. C'est donc un gros problème évolutif (puisque les recherches sur les néandertaliens montrent une position plus haute): l'évolution étant irréversible, c'est une énigme à laquelle cet auteur ne put répondre.

Un autre critique majeure vient de B. Arensburg et A.M. Tillier (Arensburg et Tillier, 1990). Un os hyoïde découvert à Kebara (Israël) a permit de préciser très exactement la position de cet hyoïde et ses relations par rapport à la mandibule à la base du crâne. Des études montrent que la position de l'os hyoïde au niveau du menton est en rapport avec la convexité cervicale, elle même en rapport avec la bipédie. La station debout acquise, influe sur cette courbure de la colonne vertébrale et donc joue sur la position de l'os hyoïde qui est placé au niveau de la quatrième vertèbre cervicale chez l'homme adulte actuel. Encore une fois, l'anatomie comparée montre que l'enfant de moins de deux ans acquiert cette convexité cervicale au même titre qu'il apprend à marcher debout. Cela induit un déplacement de l'os hyoïde, situé plus haut que l'adulte. On retrouve cela chez les primates.

L'os hyoïde de Kebara est proche par la taille, la forme et les proportions de celui d'un homme moderne. Sa position (reconstituée) apparaît comme similaire à celle du sapiens sapiens. Ces données les a amené à dire que les capacités langagières de l'homme du paléolithique moyen étaient proches de celles de l'homme moderne.

Laitman a relativisé cela en suggérant que parmi les mammifères, l'os hyoïde de porc était même plus proche de celui de l'homme moderne que celui de Kebara…

P. Lieberman (Lieberman, 1998) apporte lui une rectification méthodologique: l'os hyoïde ne bouge pas lors de la descente du larynx, il aurait une position fixe donc ce ne serait pas un bon marqueur pour reconstruire la position du larynx.

Afin d'expliquer les différences entre néandertaliens, Crelin défend l'opinion que certains auraient été plus avancés que d'autres dans la voie du langage articulé en fonction de la flexion de la base du crâne.

Dans tous les cas, une critique acerbe est présentée par quelques auteurs: la reconstruction d'un appareil vocal ancien à partir de la forme du crâne semble douteuse. Cette association morphologie de la base du crâne/capacité langagière a été très remise en question. Un dernier argument (Wind, de Grolier et al., 1986) vient affaiblir les théories de Lieberman: celui des oiseaux. Des espèces de cette classe de vertébrés peut produire des sons tout comme l'homme moderne (cas du perroquet) alors que leur larynx est totalement différent (on parle même de syrinx).

Les caractéristiques de la parole humaine ne peuvent être expliquée entièrement par l’activité du larynx.

2.4 Conclusion partielle

Ce que nous avons voulu montrer ici, c’est que la larynx, même si l’on s’oppose à la thèse de Philip Lieberman (très contestée aujourd’hui), est une des composantes du processus d’émergence des sons structurés du langage. De plus, il est possible de tenter une reconstitution historique. Il faut tout de même rappeler que d’autres parties du tractus vocal supralaryngé auraient pu être analysées, nous avons préféré me focaliser sur un exemple précis.

On peut mettre ces analyses sur le larynx avec les travaux récents de Carstairs McCarthy (Carstairs McCarty, 1998). Ce dernier propose que l’élaboration du lexique serait la conséquence de cette modification du tractus vocal : ces modifications auraient permis un " full speech " comme il dit. L’abaissement du larynx aurait permis de produire de plus en plus de syllabes. Il va très loin en affirmant que cet abaissement aurait une influence sur les caractéristiques du langage (" not only syntaxic but semantic ").